“il y a trop de malheur dans ce monde pour qu’il puisse en supporter le poids. Mais quand le poids du Malheur sera devenu trop lours pour ce monde, s’écroulera-t-il pour autant ?”
ATONE ISLAND est un recueil de textes courts, de poèmes en prose, de tranches de vies et de considérations diverses, tous traversés par la mélancolie.
Extrait
L’heure bleue
Le soir arrive enfin, et Dimanche n’a plus que quelques heures à vivre. Par la fenêtre, je vois la brunante envahir la ville, s’épandre dans les rues tandis que les mamans rappellent leurs enfants jouant sur les trottoirs. Les boulevards se vident. Bientôt finira le jour, emportant avec lui encore une semaine, un autre mois de plus. Le temps passé où j’ai vécu sans vivre pèse sur mes épaules, force mon dos à se voûter, oblige ma tête à se baisser, et mes paupières se ferment. Ainsi, je sais qu’elle est là.
Elle est venue comme souvent à la même heure, où que je sois elle sait me trouver, elle est venue avec son long cortège de regrets, elle est là et m’empoigne, me revêt de son habit de deuil, lourde robe de bure, et ne me quittera qu’à l’instant du sommeil. Elle engourdit mes sens, elle m’enduit de stupeur et laisse le démon qui trotte dans mon cœur courir dans mes veines. Et tandis que je suis incapable, cependant que l’envie s’absente de mon être, un sentiment criminel explose dans ma tête comme Feu de Bengale et naissent la tristesse, la perte et le remords. La mort elle-même peut venir, je ne l’accueillerais qu’avec indifférence.
Ainsi est ma mélancolie. Nous nous connaissons bien : nous grandissons ensemble. Et pour tout le bonheur du monde je ne l’échangerais contre une autre car, je l’avoue, j’adore m’y ouater ; c’est la mienne, elle m’est propre, et je l’aime. Je la trouve belle. Elle a le visage de ma mère.
Mais elle me quitte enfin. Enfin, pas tout à fait, puisqu’elle marche avec moi, un pas derrière moi et m’accompagne au lit, me couche, et puis me borde. Il est encore tôt, mais je ne sais que faire du moment qui me reste avant lundi prochain, et les résolutions non tenues à Zénith n’ont plus de raison d’être quand approche Nadir. Alors, je cherche à m’endormir en pensant à demain. Je déroule la liste des promesses manquées, et jure de les honorer dès que l’aube poindra.
Je pense au globe de verre offert par mes amis pour mon anniversaire, et promets de le sortir enfin de son emballage pour lui trouver une place, la plus belle.
Je pense à ma grand-mère, là-bas dans sa retraite, et m’engage à lui envoyer, sans faute, le bouquet de violettes qu’elle aime tant respirer tous les ans pour sa fête.
Je pense à mon amour, et décide de lui faire comme dessert, pour son retour, la tarte aux pommes qu’il aime tant, celle-là que je lui faisais souvent, du temps de la passion.
Je pense aux lettres à écrire, au gens à qui parler, aux mots à prononcer, aux accomplissements trop souvent repoussés. Je pense à être quelqu’un de bien, enfin. Dès demain. C’est promis. J’y pense, et je m’endors.
J’y pense, et puis j’oublie trop vite que le verre se brise sous les gestes maladroits, j’oublie que les fleurs flétrissent et finissent par mourir et que les pommes se talent et retournent à la terre, que la vie s’achèvera et que j’ai peu vécu, que la vie passera et que j’ai mal aimé. J’oublie l’homme que j’aimerais être. Il ne reste que moi.
Mais demain est un autre jour. Demain est un grand jour. Demain, tout changera. Demain, je vais aimer, je vais vibrer, sourire et rire. Demain me plaît déjà. Demain est beau.
Demain est un joli mot.
Dehors, la pluie s’écrase contre ma fenêtre. Je dors.
Jo Pietra
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